MILAN RADIN

Issu d’une famille serbe de Timișoara où il est né en 1973, Milan Radin fuit la Roumanie à l’âge de quinze ans en décembre 1989, quelques jours avant la Révolution. Il étudie la slavistique et la romanistique en Autriche, à l’université de Graz, ainsi qu’en France (Strasbourg) et en Bulgarie (Plovdiv). Il obtient un master de philosophie en 2001.

Après diverses expériences dans l’enseignement, le tourisme et le secteur bancaire, il dirige les branches serbe puis roumaine d’une grosse chaîne allemande de drogueries pendant treize ans. Il parle couramment serbo-croate, roumain, allemand, français, anglais, bulgare et russe.

En 2019, il publie en allemand Wir waren Niemand, son premier roman d’inspiration autobiographique.

En 2021, il publie en allemand Der Tormann, roman d’inspiration autobiographique de la vie de légendaire gardien de but roumain Helmut Duckadam, un best-seller nominalisé en Allemagne pour le livre de lannée 2022. 

https://www.editionspetra.fr/livres/enfances-communistes-memoires-de-roumanie-et-de-republique-de-moldavie 

Narrations d’enfances communistes: Les souvenirs, l’imaginaire

Enfances communistes – Mémoires de Roumanie et de la République de Moldavie
sous la direction de Catherine Durandin et Cécile Folschweiller

  • Table de matiѐres
    1. Génération née avant 1945
    2. Génération née entre 1945 et 1965
    3. Génération née avant 1965 et 1980
    Milan Radïn (page 299 ff)

Trente ans aprѐs la chute des regimes communistes d’Europe de l’Est et de l’URSS, que reste-t-il de ce monde dans la mémoire de celles et ceux qui y ont grandi? Que révѐlent leurs souvenirs de ces sociétés?

 Toute la journée, le hurlement des sirènes avait retenti à la radio. Elles ne s’étaient pas arrêtées. Ni ce jour-là, ni la veille. Je ne pouvais plus écouter de musique, ni suivre les émissions de sport. J’étais devenu aveugle et sourd. Et je ne savais pas ce qu’il se passait.

Tous les jours, nous écoutions en effet la radio interdite. Mais on n’en parlait pas. À personne. Il était interdit d’en parler. Peut-être même qu’il est toujours interdit d’en parler, et que quelqu’un me surveille. Que quelqu’un nous surveille.

C’était le 5 mai 1980, j’avais sept ans. Aujourd’hui encore, je me souviens parfaitement de ces sirènes. C’était un choc. C’était absurde. Il avait fallu tant d’efforts pour se procurer un appareil de radio, qui à présent ne servait plus à rien, car il ne transmettait plus que le hurlement des sirènes. N’importe quoi ! Même la radio secrète que j’aimais tant, elle avait été découverte et réduite au silence. J’avais essayé plusieurs fois, le matin, l’après-midi, le soir. Rien à faire. Les sirènes avaient encore hurlé toute la journée. Comme la veille. J’étais coupé du monde et je ne savais pas ce qu’il se passait. Peut-être que la guerre avait commencé. Ou bien que les extra-terrestres avaient débarqué. Les Ricains n’auraient pas dû aller sur la Lune, à présent tout le monde était au courant de notre existence.

Mes grands-parents habitaient à Freidorf[1]. Je ne savais pas ce que ce nom voulait dire. Mais mon grand-père disait que nous devions tous en être fiers. Car Tarzan[2] avait vécu ici lui aussi. C’était cet homme d’Afrique que je connaissais par la télévision interdite de là-bas, de Yougoslavie. Nous habitions à Freidorf, un quartier de Timișoara. Une ville ancienne aux multiples noms : Temeschburg, Temišvar, Temesvár.

Mon grand-père disait que pendant les guerres napoléoniennes, tout le trésor des Habsbourg d’Autriche était gardé ici, dans la forteresse militaire au bord du Timiș. Elle était pleine d’or et de bijoux, de diamants, d’argent, d’assiettes en or et de couverts en argent, et de je ne sais quoi encore, ajoutait-il. Mais je ne le croyais pas. S’il racontait ça, c’était juste pour se débarrasser de moi plus vite le soir, à l’heure du coucher.

Tout ce que je savais, c’est qu’à gauche de chez nous habitait Ghinti[3]. Avec sa famille. Il était Souabe[4]. À droite, il y avait Ati, ou Attila, qui était Hongrois. En face vivait Deda[5] Marko, qui parlait la même langue que nous et jouait beaucoup avec moi. Et puis Florin. C’était mon camarade de jeu. Lui ne parlait qu’une seule langue. Et encore deux frères, Robi et Grasu[6]. Ceux-là étaient Tsiganes.

Ma grand-mère m’a dit d’aller jouer dehors. Que le lendemain, la radio fonctionnerait de nouveau. Hier, Tito est mort, il n’y a rien à faire, c’est pour cela que les sirènes hurlent. J’en avais déjà entendu parler, de Tito, qui ne connaissait pas Tito. Mais il ne m’intéressait pas du tout, vu que ce n’était pas un footballeur. Et qu’il ne savait pas non plus chanter, ni raconter de blagues.

C’est là-bas, à Freidorf, dans le grenier de chez mes grands-parents où je jouais souvent, que j’ai trouvé un jour, en 1982 ou en 1983, un livre déchiré dans un vieux coffre. Le Haïdouk Stanko[7]. Il y manquait de nombreuses pages, au début, à la fin et au milieu. Il était écrit dans l’écriture secrète que seuls les Yougoslaves utilisaient[8]. Environ un siècle auparavant, les Roumains l’utilisaient aussi, mais à présent, ils n’étaient plus capables de la lire, selon mon grand-père. Même pas les gens de la police ! Et ça, c’était très rassurant. Un livre secret dans une écriture secrète, sur des haïdouks[9] secrets, que moi seul pouvais lire.

Des livres, il y en avait très peu, chez Eminescu, en centre-ville. Enfin, si, il y en avait un certain nombre, la librairie regorgeait de livres du Camarade Lénine, du Camarade Staline, du Camarade Marx, du Camarade Engels, sans oublier ceux de notre Guide, le Fils de la nation, notre Conducător, le Camarade Secrétaire général Nicolae Ceaușescu. Sur sa vie, sur son œuvre. Des livres sur la révolution d’Octobre aussi, qui, pour allez savoir quelle raison, n’était célébrée qu’en novembre[10]. À la bibliothèque de l’école et à la bibliothèque municipale, auxquelles j’étais abonné, il n’y avait rien d’intéressant à lire non plus. Mais ce livre-là, il venait de dincolo[11], de dehors, du monde s’étendant au-delà du limes[12], en Yougoslavie ; ce livre-là parlait des haïdouks et il était captivant, exceptionnel, presque mystique.                                                              ***

Dans notre pays, il y avait déjà de tout en fait, des Faucons de la patrie, des pionniers, des membres de l’UTC[13], des communistes, des Dinamovistes[14], des Stelistes[15], des Polistes[16]. Et puis il y avait aussi des Cireșari[17], des sectoristes[18] et des sécuristes[19], dont nos parents et nos grands-parents avaient très peur, et par conséquent nous les enfants aussi. J’avais également entendu parler des Partisans et des Partisans blancs . Et puis des protestants, de la Gestapo, de l’Armée rouge et des juifs. Certains, comme les Cireșari, les Partisans, les Partisans blancs, la Gestapo, l’Armée rouge et les juifs, étaient des organisations très secrètes. Leurs membres ne se manifestaient jamais. Peu de temps auparavant, les terroristes avaient aussi vu le jour, c’était Robot qui nous l’avait raconté, notre copain de Piața , qui le tenait de son père policier. Trois terroristes avaient récupéré des armes dans un entrepôt de la police, étaient montés dans un bus, avaient pris trois personnes en otage et annoncé qu’ils les abattraient si on ne les laissait pas rejoindre l’aéroport de Timișoara et prendre l’avion pour quitter le pays. La Securitate était alors venue de Bucarest avec le Camarade Postelnicu et les avait tous abattus, les gens du bus comme les terroristes.
À partir de là, aucun d’entre nous ne voulait devenir terroriste, car ils finissent toujours par se faire tuer.
Il y avait de tout, chez nous, mais des haïdouks, il n’y en avait pas.

  • [1] Village libre (en allemand).
  • [2] Référence à Johnny Weissmuller, Souabe du Banat né à Freidorf puis naturalisé américain, nageur cinq fois médaillé d’or aux Jeux olympiques et acteur de cinéma, célèbre pour avoir incarné le personnage de Tarzan dans les années 1930 et 1940.
  • [3] Diminutif de Günther.
  • [4] Minorité germanophone de Roumanie.
  • [5] Grand-père (en serbo-croate). Par extension, nom donné à un homme âgé, même en l’absence de lien de parenté.
  • [6] Le gros (en roumain).
  • [7] Roman de l’écrivain serbe Janko Veselinović (Hajduk Stanko en serbo-croate).
  • [8] L’alphabet cyrillique, utilisé en Yougoslavie.
  • [9] Du turc haydut, « hors-la-loi ». Personnages emblématiques dans le sud-est de l’Europe, hommes libres rebelles, tenant à la fois du bandit de grand chemin et du justicier.
  • [10] Ce décalage est dû à une différence de calendrier : en 1917, la Russie utilisait encore le calendrier julien, alors que la majeure partie du monde était déjà passée au calendrier grégorien. La révolution d’Octobre s’est donc déroulée dans la nuit du 6 au 7 novembre du calendrier grégorien.
  • [11] Littéralement « au-delà » en roumain, mot utilisé pour désigner la Yougoslavie, l’Europe de l’Ouest et l’Amérique.
  • [12] Mot latin désignant au départ les fortifications établies aux frontières de l’Empire romain, comme le mur d’Hadrien en Angleterre. Contrairement à une frontière, un limes est infranchissable.
  • [13] Uniunea Tineretului Comunist, Union de la jeunesse communiste (roumain).
  • [14] Supporters du Dinamo Bucarest, l’équipe de football du Ministère de l’Intérieur, de la police.
  • [15] Supporters du Steaua Bucarest, l’équipe de football de l’armée.
  • [16] Supporters du Politehnica Timișoara, l’équipe de football de l’université de Timișoara.
  • [17] « Les enfants du cerisier » (du roumain « cireș », cerisier), titre et nom des héros du cycle romanesque de Constantin Chiriță, publié entre 1956 et 1963, grand succès de la littérature de jeunesse de l’époque communiste.
  • [18] Du mot « secteur ». Policier probablement membre de la police secrète, la Securitate, et qui était responsable de tout un quartier.
  • [19] Membre de la Securitate (en roumain : « sécurité »), la tristement célèbre police secrète roumaine.